lexis de Tocqueville, un juriste français,
soutenait que pour comprendre le moindre aspect de la société américaine, il
fallait avant tout prendre conscience de son solide fondement religieux grâce
auquel la démocratie était possible.
En effet, plusieurs signes de l’influence
religieuse sont connus, à savoir : l’obligation pour un témoin de jurer sur la
Bible dans un tribunal, la référence à Dieu dans la Déclaration d’Indépendance,
la validité civile d’un mariage célébré uniquement à l’église, les « blue
laws » (des lois promulguées pour faire respecter des principes religieux,
par exemple l’interdiction de vendre des vins et alcools le dimanche)...
Toutefois, deux aspects de la religion ont
influencé la justice américaine de façon à la fois plus subtile, étendue et
profonde. Ces deux aspects sont la diversité même des religions aux Etats-Unis
et le Calvinisme.
Afin d’étudier plus en profondeur ces deux
aspects, il est important de regarder d’abord leur rôle dans l’histoire
américaine puis de déterminer les effets de leur influence.
La diversité
des religions
Il est à rappeler que les Etats-Unis ont été
fondés en grande partie par des groupes de dissidents et radicaux religieux qui
fuyaient les persécutions dans leur pays natal. Il fallait en effet une
croyance et une dévotion profondes afin d’avoir la force de pouvoir subir de
telles persécutions et puis de partir pour un monde inconnu, loin de tout ce
qui était familier. À ce titre, l’identité américaine s’est construite sur une
pluralité de croyances fortes, pour la plupart radicales, entre lesquelles
l’intolérance ainsi que la non reconnaissance était souvent de mise.
Pendant le début du XVIIIème siècle, la pluralité
de religions, par l’effet du Grand Réveil (« Great Awakening ») qui secoua en profondeur la société
américaine entre 1732 et 1734, généra graduellement du pluralisme, c’est-à-dire
une culture de la diversité, de la tolérance (nonobstant une rude rivalité) et
de l’échange. La religion a été ainsi perçue par un grand nombre de personnes
comme une question relevant de la liberté de choix et les églises comme des
institutions autonomes. L’alliance de l’Eglise et celle de l’Etat était dès
lors considérée comme nuisible à la cause religieuse.
A ce titre, depuis le XVIIIème siècle, le système
juridique s’est structuré autour de l’idée que l’Etat n’a aucune compétence en
matière religieuse, et que les Eglises ont toute liberté de se développer et de
s’exprimer dans une pluralité concurrentielle qui est pensée comme une
contribution à la démocratie. Ainsi, en raison de sa diversité, due
principalement à l’intégration de plusieurs mouvements chrétiens
non-conformistes, la culture religieuse majoritaire ne pouvait pas être
identifiée au pouvoir en place.
La mentalité fortement individualiste des fidèles
de ces groupes, qui étaient largement marginaux et radicaux dans leur pays
d’origine, a aussi inéluctablement influencé le système juridique américain.
Cet environnement diffère largement de son
homologue en France où le principe cujus
regio, ejus religio (« tel roi, telle religion » : la
religion du souverain est celle de son peuple) et « une foi, une loi, un
roi » a imprégné la culture politique pendant des siècles. À ce titre, le
roi et l’église étaient à ce point qu'au moment de la révolution, il était
impossible pour le peuple, qui ne disposait pas alors de choix religieux, d’en
renverser un sans détruire l’autre.
La territorialisation des appartenances
religieuses a également engendré une culture « de monopole » d’où la
concurrence est exclue. C’est pour cela que les Français n’ont pas l’habitude
de la compétition religieuse présente outre-Atlantique.
En résumé, à une détermination par l’état des
appartenances religieuses ou plus tard de la manifestation de ces appartenances
dans des structures publiques (modèle français), les Etats-Unis ont opposé le
choix individuel d’appartenir ou non à une religion ainsi que la façon de
montrer une telle appartenance. La religion, ainsi dissociée du pouvoir en
place, revêt alors des vertus démocratiques inimaginables dans un contexte
moniste où Etat et Eglise, ou à partir de la Révolution, Etat et laïcité ont
des intérêts intiment liés. C’est pour cela que la religion chrétienne peut
s’exprimer même dans les contextes politiques et juridiques (la présence
de la Bible dans les tribunaux, la référence à Dieu dans la Déclaration
d’Indépendance, les « blue laws »)
Au même titre, cette diversité expliquerait
l’individualisme exacerbé des Américains ainsi que leur anti-étatisme. Cet
esprit a influencé le système juridique et politique américain dans leur côté
« laissez-faire » (avec le libre choix parmi cette diversité),
populiste (inéluctable dans la mesure où le manque d’une église ou d’un ordre
établi dissout les hiérarchies et élites sociales) et relativement
décentralisé. Des exemples incluent le manque relatif d’intervention
gouvernementale, la diversité des lois entre les états, le système tripartite au
niveau fédéral, le niveau faible des aides sociales et le peu d’aides et
subventions pour les arts (dont le choix est fait par un nombre limité de
personnes).
Par ailleurs, c’est la diversité des religions
(qui étaient en grande partie radicales) qui a permis à des concepts déistes de
figurer dans la déclaration d’indépendance (où la notion du Créateur apparaît)
et la constitution. Selon les déistes, le Dieu (ou créateur suprême) est bien
supérieur à la petitesse humaine et ne s’occupe pas de ses affaires, ses
cultes, ses rites et autres superstitions. Ainsi le nom de Dieu pouvait figurer
dans des textes légaux, ce qui coïncidait avec l’environnement religieux, sans
qu’une religion domine sur les autres.
C’est à cet égard que le sens de la séparation entre
l’église et l’Etat est différent par rapport à la France. Nonobstant le fait que la
Constitution établit un gouvernement laïc, ses auteurs n’avaient pas
l’intention d’empêcher la religion d’exercer une influence sur la société dans
son ensemble, et sur la politique en particulier. Ceci était la seule
possibilité afin qu'une telle séparation puisse exister dans un pays avec une
telle diversité de religions aux fidèles exceptionnellement dévoués, croyants
et radicaux. En effet, un gouvernement complètement séculaire (tel qu’il existe
en France actuellement) ou un gouvernement dominé par une religion (tel qu’il
existait en France avant la Révolution) n’aurait pas pu perdurer.
Pour les spécialistes, la Constitution présuppose
une nation chrétienne et le 1er amendement interdit seulement aux
autorités fédérales de favoriser une ou plusieurs religions, Elle ne les
empêche pas de légiférer sur des questions religieuses dans la mesure où toutes
les Eglises sont traitées de la même façon.
À ce titre, la clause de la liberté des religions
dans la Constitution se ressent à plus d’un titre. C’est pour cela que les lois
contre l’expression de la religion dans des contextes publics (par exemple
l’interdiction de porter le voile) ne sauraient être adoptées.
Ce pluralisme de religions a permis le choix
individuel, la conversion, comme seul critère d’adhésion à une identité
religieuse. Dans cette perspective, c’est la loi de l’offre et de la demande
qui règne. Ainsi une concurrence active entre églises se développe dans le but
d’attirer le plus de fidèles possible. Révérend William, dit
« Billy » Sunday (1863-1935) qui, en faisant des gesticulations,
grimaces, mimes afin de captiver l’auditoire et le conduire à la conversion,
constitue une illustration de cette concurrence.
Il n’est pas étonnant que ce libre choix, qui a
entraîné naturellement une concurrence rude entre églises, ait renforcé
l’aspect libéral du système juridique américain.
Le calvinisme
Le lecteur peut d’abord se poser la question
suivante: comment le calvinisme aurait pu avoir une influence si profonde alors
que les religions à tendances calvinistes ne constituaient qu’une fraction de
l’ensemble des religions qui étaient présentes aux Etats-Unis?
Une raison s’explique par le fait que les
Puritains, protestants radicaux - dont
les œuvres de Calvin constituaient la base de la croyance- et qui en Angleterre
refusaient de se conformer à la voie moyenne de l’Eglise anglicane, constituent
le premier groupe à avoir donné une identité au Nouveau Monde. Ils ont
d’ailleurs été les premiers à présenter les colons comme des Américains, un nom
désignant jusque-là les autochtones. Les autres colonies, par exemple la
Nouvelle-France ou New Amsterdam,
étaient des postes coloniaux liés à une puissance européenne.
Ce sont aussi ces protestants radicaux qui, en
Angleterre, refusaient de se conformer à la voie moyenne de l’Eglise anglicane,
qui étaient au sein de premières grandes colonies religieuses importantes.
Ces colons voyaient leur habitation comme étant le
centre d’un nouvel empire, voulu par Dieu pour un peuple spécial devant arriver
à un certain moment pour réaliser ce dessein divin. Ainsi, le nouvel Israël de
l’Ancien Testament devenait chrétien, et la Terre promise s’appelait désormais
l’Amérique, un nom ainsi investi d’une forte charge symbolique qui a perduré.
Plusieurs aspects de la philosophie calviniste se
trouvent dans le système juridique et politique américain.
Selon la
théologie calviniste, l’homme est par nature pécheur et dépravé. Ainsi, il n’est possible d'avoir confiance qu’en
Dieu, et pas en l’humanité. Cette logique était présente, à l’assemblée
nationale, chez presque tous les participants qui ont rédigé la Constitution, y
compris Thomas Jefferson. Selon ce dernier, il est impossible de faire
confiance à aucun des pouvoirs du gouvernement car la nature humaine est telle
qu’il en abuserait, essayant de
l’accaparer au maximum en faisant abstraction du préjudice que pourraient
éventuellement subir ceux qui sont moins puissants. À cet effet, les fondateurs
ont créé un gouvernement doté de tant de mécanismes de protection de la liberté
qu’il serait difficile à quiconque de se rendre coupable d’un abus de pouvoir.
Le calvinisme
prône passionnément la notion d’auto-édification intellectuelle, morale et
financière. À ce titre,
l’individu a l’obligation de suivre une vocation séculaire avec le plus
d’ardeur possible. La richesse accumulée, bien entendu, était un signe que la
personne vivait ainsi.
Au contraire, la pauvreté suggérait le contraire, si ce n’était pas une
défaveur divine. Ainsi, il était mal vu de donner de l’argent à la charité.
Cette philosophie se concilie parfaitement avec l’œuvre
« Institution » où Calvin écrit au Chapitre 3,1 : « qu’à chacun soit gardé ce qui est le
sien ».
Même si les aspects religieux de cette philosophie
sont moins apparents depuis plusieurs siècles, les effets n’en sont pas pour le
moins présents, à titre d’exemple : un système libéral avec une imposition
relativement basse mais dont les aides sociales sont déplorables.
En premier
abord, selon le calvinisme, chaque être humain est égal.
On retrouve ainsi un système juridique populiste,
tendant au « laissez faire », "dérégulationniste"(ou prompt
à la dérèglementation), marqué par une faible imposition, de faibles
subventions pour les arts (exercés par
un nombre limité d’élites), l'absence de lois telles celles d'« outrage à
un agent »(le titre étant peu protégé), l'élection des juges par le peuple
et non par une élite, la limitation du monopole des notaires, et enfin la
participation importante du peuple aux décisions judiciaires, notamment par
l’existence des juries.
La transparence des incartades morales était
capitale chez Calvin qui, avec le Consistoire, examinait à cet égard 5 à 7 % de
la population Genevoise. Puisque, selon lui, chaque être humain est égal, nul
n’est au-dessus des lois ou de cette obligation de transparence, même pas un
président en exercice. Les effets de cet aspect de Calvinisme se trouvent non
seulement dans le scandale de Clinton mais aussi dans l’importance des critères
moraux dans le choix des candidats lors des élections (phénomène encouragé par
les églises aux influences calvinistes depuis plusieurs siècles). Ainsi, il
n’est pas étonnant que le droit de regard de la presse soit considérable aux
Etats-Unis.
Le système de « checks and balances » qui permet à chaque institution du
gouvernement de veiller et même parfois de s’immiscer au sein d'une autre, est
aussi influencé par la transparence prônée par Calvin. Par ailleurs, le fait
que les postes à fort pouvoir, pour nombre d'entre eux, soient obtenus par élection et non par
nomination, procède de la même logique: l'élection amène au dévoilement de
davantage de secrets éventuels, par le
jeu de la contradiction et du débat.
Les signes de l'influence calviniste sur le
système juridique américain se
constatent également dans plusieurs aspects de la procédure civile américaine
qui sont inexistants en France, à savoir :
Ø « discovery »
(procédure par laquelle une partie oblige la partie adverse à rendre
l’intégralité des pièces en sa possession, y compris celles que cette dernière
n’utilise pas dans les conclusions).
Ø « depositions »
(questionnement des avocats aux témoins dont les réponses sont enregistrées),
Ø « cross-examination »
(méthode de questionnement où l’avocat pose des questions pièges aux témoins de
la partie adverse).
Dans le
Calvinisme, le concept d’égalité entre les hommes s'entend dans tous les sens,
que ce soit au niveau des droits ou des devoirs. C’est pour cette raison, par exemple, qu’il y a peu de lois aux Etats-Unis dont
l'esprit est de privilégier, s'entend par position de pur principe, les
salariés, ou même les consommateurs par rapport aux employeurs ou sociétés avec
lesquelles ils ont librement contracté. A tel point que le droit du travail et
le droit de la consommation sont en général absents du cursus universitaire au
sein des facultés de droit américain.
Bien que la
critique de la justice américaine soit presque le sport national en France, les Français qui manifestent de tels commentaires
font trop souvent abstraction du fait que les personnes qui dépendent de cette
justice sont des Américains et pas des Français. La logique est erronée car,
par évidence, un système juridique, afin de fonctionner de manière efficace et
« équitable », doit s’inspirer, lors de sa création, de la mentalité
de la société qu’il est censé gouverner. Bien entendu, la religion, et plus
précisément l’histoire religieuse, renforce considérablement le côté immuable des
principes juridiques qu’elle a influencés, soit directement soit indirectement
par voie de la psychologie collective des citoyens et justiciables.
L'influence religieuse est tellement profonde aux
Etats-Unis que ses principes ont perduré bien que l’arrière-plan religieux soit
relégué en grande partie depuis longtemps dans l’inconscient national. Pour
cette raison, ses effets continueraient à se manifester de manière sous-jacente
même si la société américaine cessait d’être religieuse, ce qui n'est pour
l'heure que vue et projection improbable de l'esprit.
TABLE DES
MATIERES
Avant propos par Martine PLAUCHEUR, pages 3 à 5
Rédactrice en
chef des publications de
l’Association
Internationale des Belles-Lettres
- Ma
foi à travers la poésie hébraïque de la bible à nos jours
par Michel ADAM pages
-
Croire : à la foi une action de l’homme et une grâce de Dieu
par Hubert AGOSTINI pages
- Ayons
la foi en l’avenir de l’homme
par Richard ARMENANTE pages
-
Lettre
ouverte au Seigneur pages
Par
Michel BARBERY
- La
foi chrétienne – texte écrit par
la
Famille Missionnaire de Notre-Dame pages
-
« Seigneur, tu m’as donné… »
par Paul Elie BLONDEL page
-
« Pourquoi m’as-tu abandonnée ? »
par Marie-Françoise DANI page
- Une
expression transcendante de la beauté
par Gérard DOLBEAU pages
- A
quoi donc pense le sherpa ?
par Richard FROJO pages
-
Comment l’exprimer : en mécréant ? En hérétique ?
par Michel JAEGER page
- Les
scrupules du missionnaire
par Marie LAUNAY pages
-
L’âme : une substance pensante
par Danielle LEMOIGNE page
-
Swannee, l’avant-dernier des Mohicans
par Louis ROUCHY pages
- je
suis…
par Sylvie SALICETI pages
-
Quand
l’espérance devient un acte de foi…
Ou la foi
un absolu d’espérance
par Solange STRIMON pages
-
Influences subtiles étendues et profondes de la religion
sur la justice américaine
par Maitre Eric Witt pages
Il est intéressant à
noter, par ailleurs, que ce concept concilie avec la philosophie Déiste selon laquelle
il n’y a pas d’intermédiaire entre Dieu et les êtres humains.